" IL FAUDRA BIENTOT METTRE DES LUNETTES DE SOLEIL AUX MOUTONS ! "
Jean Milossis. - Alors, Tomi UNGERER, le monde comment il va ?
Tomi UNGERER - Foutu. Notre monde est foutu, apocalyptique. Vous savez, en Terra del Fuego les moutons deviennent aveugles, à cause des rayons ultra-violets. Il faudra bientôt mettre des lunettes de soleil aux moutons.
J.M.- Et l'humain dans tout ça, quelle évolution ?
T.U. - Il ne changera jamais. Non. Même avec le système démocratique. La démocratie est le droit à la rapacité, donc à la violence.
J.M. - Vous en ce moment ?
T.U. - J'écris un livre sur mon père.
J.M. - Tomi Ungerer aidez-moi, vous êtes illustrateur, auteur ? Que doit-on dire de vous ?
T.U. - Je suis un auteur et j'illustre mes textes.
J.M. - Vous boudez encore les éditeurs français ?
T.U. - La France est un pays centralisé. Tout est à Paris et si vous voulez être publié en France il faut aller lécher le ... des parisiens. Les parisiens sont des fens qui se prennent bien trop au sérieux. Un grand éditeur français pourtant, souhaiterait publier mes aphorismes. Imaginez, j'en ai des valises tellement pleines, y compris des pièces de théâtre et autres manuscrits, que ma femme vient de m'acheter un coffre-fort pour les ranger enfin...il faudrait que je réalise tout ça.
J.M. - Et la littérature française...
T.U. - Je n'ai pas lu un roman français lisible depuis 25 ans, sauf le dernier Camus, il faut que je retourne à Gide, à Céline, avec de temps en temps une exception tel Bernard Clavel lorsqu'il écrit les Roses de Berlin, ou alors cette jeune auteure qui a écrit " Baise-moi ". Tout le monde veut faire du bon français et il n'y a plus de français. Une certaine intégrité intellectuelle a disparu, les gens se prennent à leur propre jeu. Ca, ça ne m'intéresse pas.
J.M. - Ainsi il n'y aurait donc plus d'écrivains en France... et ailleurs ?
T.U. - En langue anglo-saxonne ça explose, je vis en Irlande, qui est le pays qui a le plus d'écrivains par habitant. En Irlande je peux compter 2 à 3 excellents livres chaque année et peut-être chaque 2 ou 3 ans il en sort un qui va marquer le siècle.
J.M. - Vous avez beaucoup publié ...
T.U. - Je suis un styliste, je suis d'une stricte discipline et lorsque j'écris un écrit, je suis plein d'insécurité et il faut qu'on me dise cinq fois qu'un dessin est bien. Je ne crois jamais à ce que je fais. L'insécurité me donne cette espèce de tourment, qui me fait d'ailleurs préférer l'Océan à un lac.
J.M. - Le risque de l'Océan ?
T.U. - Sur un lac où sur l'Océan on rame. Mais sur l'Océan il faut compter avec les vagues et les tempêtes. On ne sait rien de ce que vaut le bateau, on ne sait pas si on va y arriver.
J.M. - Bon cet état français qu'en fait-on ?
T.U. - D'abord, il faut faire un état des lieux. En littérature j'ai cité Clavel ? Et il y a Bazin, aussi qui vient de mourir, un grand écrivain. Yourcenar il y a du bon, mais quand même, cette dame se prend affreusement au sérieux. Elle n'est pas la seule. Duras...j'ai essayé quelques pages, sauf l'Amant, superbe roman.
J.M. - Continuons, l'état...
T.U. - La langue française elle est devenue pour moi une langue énervante. Le vent, le vent, le vent. J'ai essayé de lire l'Express il y a quelques temps,dans un aéroport. Au bout de 10 mn je l'ai mis à la poubelle. La presse française est illisible. Du vent.
J.M. - Qu'est -ce qu'on fait alors, on arrête de s'informer ?
T.U. - J'achète chaque jour mon Herald Tribune, au moins me voilà informé. A la mort de Mitterand j'ai dî lire le New York Times ou le Irish Times pour pouvoir apprécier des articles bien composés, qui donnaient un résumé absolument clair et sans concession. Ils reconnaissaient en lui l'homme de la culture remarquable, à la valeur morale frelatée et douteuse.
J.M. - Et vous qu'en dites-vous ?
T.U.- Lorsque j'ai appris sa maladie, ja'i écrit dans mon carnet de notes: je ne savais pas que les vampires pouvaient avoir le cancer.
J.M. - Vous avez une solution d'enseignement ?
T.U. - Le seul enseignement c'est comparer. Plus on compare plus on est poussé par la curiosité. La motivation, pour en savoir plue et mieux, pour pouvoir mieux comparer , est un aspect très ignoré dans une éducation trop structurée. Je n'ai pas oublié qu'après la guerre on me disait. Perdez votre accent au lieu de vous intéresser à la littérature française, alors que je m'amusais déjà comme un tordu avec Clément Marro et son poème sur la chaude-pisse. Ah tout ça c'était encore du juteux.
J.M. - Mais à ce prof vous n'avez rien répondu ?
T.U. - Je n'avais pas le droit de répondre. C'était une paire de claques dans la gueule si on répondait.
J.M. - Et les Etats-Unis pourquoi n'y êtes-vous pas resté?
T.U. - La situation se gâchait, j'en avais marre d'être persécuté. Mes trucs contre la guerre du Vietnam, le racisme, le FBI...il y a quatre ans encore tous mes livres d'enfants étaient interdits dans les bibliothèques là-bas.
J.M. - C'est pour comparer que vous partez si souvent ?
T.U. - C'est une condition, si on part pas on ne peut pas comparer. Ainsi, un petit exemple, de proximité, qu'est cette latence alsacienne de ne même pas s'intéresser aux voisins si proches pourtant, afin de pouvoir regarder ce qui s'y passe, de comparer. Combien d'alsaciens sont allés comparer la coquetterie des hôtels du Schwarzwald à nos lieux de villégiatures invivables des Vosges?
J.M. - La misère, partout presque...
T.U. - On compare, une leçon formidable la misère.
J.M. - En parlant de misère, vous faites dans l'humanitaire, souvent. Le Sida , les enfants malades.
T.U. - Par motivation, je paie mon loyer. Je n'ai pas le droit de manger si je n'essaie pas de faire quelque chose pour l'autre.
J.M. - Ses racines, on en a encore besoin aujourd'hui ?
T.U. - Il faut savoir les utiliser, il y a des gens qui, tout en ayant de bonnes racines, restent des bonzaïs toute leur vie ( "il faut que je note ça" - il note ).Aujourd'hui on remplace nos racines par des roulettes. Déplacement ultra rapide, on veut connaître une ville par jour et tout un pays en une semaine. Lorsque j'ai fait ce reportage sur la prostitution à Hambourg, pendant 3 ans j'avais une pièce dans le bordel, la chambre bleue, je n'y ai pas vécu mais j'y logeais une ou deux fois par semaine. Je faisais même l'accueil lorsque toutes les filles étaient en haut. Je n'ai jamais couché avec les prostituées, mais c'était mon milieu pendant 3 ans.
J.M. - Il faut prendre son temps, c'est ça ?
T.U. - Oui, lorsque j'ai écrit mon livre " Thomas Man et la montagne magique" , je suis allé sur place, j'ai minutieusement exploré les anciennes caves du sanatorium. J'ai même attrapé la tuberculose en ouvrant les vieux flacons qui contenaient encore du bacille de Koch.
J.M. - Vous avez fait ça ?
T.U. - Oui, avec une bouteille de Whisky et à la lumière des bougies,...des vieux pneumothoraxs, des trucs incroyables.
J.M. - Encore ce souci d'approfondir.
T.U. - Pour bien manger la viande, il faut savoir débiter un cochon, même savoir le tuer et le saigner, alors on l'appréciera, chez le boucher ou au restaurant, alors seulement.
J.M. - Votre livre sur Hambourg ( Schutzengel des hölle) parle essentiellement de domination. Est-ce le type de sexualité au top de notre fin de siècle ?
T.U. - Le sujet de mon livre est Was ist Normall ? Qu'est-ce qui est normal ? Le psychiatre qui va se faire foutre une raclée par une prostitutée ou bien le type qui va chez le psy et à qui on dit " ça n'est pas grand chose", et qui finalement finira par assassiner une fillette quelque part. Celui-là, il aurait mieux valu qu'il se prenne une semaine de vacances pour aller au bordel où on lui prodiguerait un traitement de deux jours, avec lacérations au poivre de cayenne et épingles dans les fesses. Il serait alors soulagé et fonctionnerait normalement pendant trois mois.
J.M.- ....
T.U. - Dans le fond pourquoi aller chez des prostituées, autant aller se faire arrêter dans une République d'Amérique du Sud, on devrait organiser des Tours " Dictatures".
J.M. - Ungerer souvent gamin aussi.
T.U. - Mon comportement est souvent enfantin. Je me joue souvenet des blagues à moi-même, me brosser les dents avec la crème vaginale de ma femme...me soigner d'une infection oculaire en me trompant de flacon et choisissant celui d'eau de Cologne...et voilà...je raconte tout ça dans un bouquin qui sortira prochainement.
J.M. - Aujourd'hui le soleil brille sur Strasbourg, vous avez vu ?
T.U. - Oui, j'ai été réveillé par le chant du merle à 4h et demie ce matin, alors je me suis levé.
Mars 1996 - au domicile de Tomi UNGERER à Strasbourg pour les Editions Tribu
photo Luc Berujeau